Fleur de Bray et Thu Le chantent Aranjuez
Je me permets, aujourd’hui, de m’inspirer du titre de l’écrivain français Philippe Sollers, auteur de Casanova l’Admirable (i), pour prendre la mesure de ce que représente Joaquin Rodrigo (ii) (1901-1999) dans la plus admirable de ses qualités, la générosité qui confirme l’érudition de son expressivité musicale.
Si l’Espagne et le monde célèbrent cette année le vingtième anniversaire de sa disparition, j’aimerai rappeler deux créations au coeur de l’œuvre musicale de Rodrigo qui sont tout simplement de grands moments de l’histoire musicale mondiale. A cette fin, je demande à mes amis du cercle intime du compositeur de bien vouloir m’interpeller si une quelconque confusion de détail se fait jour. Dans ces deux cas précis, des souvenirs personnels et émotionnels sont intervenus; ce qui pourrait affecter l’exactitude temporelle des faits, bien que j’en doute fort.
J’ai découvert Rodrigo à l’âge de 19 ans, mais je ne savais pas que sa musique allait changer ma vie. Je me rendais tous les samedis à Columbia House qui fut le plus grand disquaire d’Alexandrie, m’enquérir des nouvelles sorties. C’était souvent un prétexte pour écouter de la musique et discuter avec la responsable du magasin qui maniait un français parfait. J’avoue que la fréquence de mes visites a fini par intriguer cette dame courtoise qui commença à s’intéresser à mes observations. Un samedi après-midi, une fois le sujet du fameux Concierto de Aranjuez (iii) abordé, elle me présenta, avec un sourire convenu, une cassette qu’elle venait de recevoir, le Concierto de Aranjuez, joué par le grand harpiste Nicanor Zabaleta (iv). Elle m’affirma que Zabaleta a enregistré cette version chez EMI en 1973. Nous étions en 1974. Je n’ai pas hésité une seconde à acquérir cette précieuse trouvaille. Et voilà que s’ouvrait devant moi une dimension inattendue de l’œuvre de Rodrigo. Je fus étonné de découvrir comment la harpe sous l’impulsion de cet illustre harpiste a su donner à Aranjuez cette dimension profonde voire étrange, une émotion toute différente de l’effet attendu de la guitare (talent du guitariste mis à part). J’avais l’impression d’écouter deux immenses guitares se partager les notes du célèbre ouvrage. Deux guitares qui s’interpellent dans la nuit au fond d’une forêt silencieuse.
Quelques années plus tard, Rodrigo créa en 1978 le Concierto Pastoral (v) pour le flûtiste James Galway (vi). Connaissant Galway et son répertoire, cette création m’intrigua. Rodrigo avait jusque là l’habitude de confier le rôle de soliste, au moins dans ses œuvres “andalouses” (vii) à des instrumentistes latins. Cette œuvre est d’autant plus surprenante que Galway lui-même avait demandé à Rodrigo en 1974 la permission de jouer Fantasía para un gentilhombre (viii); ce qu’a fait Rodrigo avec grâce. Cela signifie que dans tous les passages où intervenait la guitare dans la Fantasia, œuvre majeure de Rodrigo, la guitare cédait sa place à la flûte vive de Galway. Il m’a fallu écouter deux fois de suite la Fantasia dans sa version originale puis dans celle dédiée à Galway puis le Concierto Pastoral, trois fois d’affilée, pour comprendre l’étendue de cette admirable qualité de Joaquin Rodrigo, la générosité audacieuse. Je ne fus pas surpris par la suite de ne jamais voir ou écouter se produire le contraire: un Concierto Pastoral joué par une guitare solo à la place de la flûte. Mais cela restera un des mystères de Rodrigo, l’Admirable.
Galway joue Rodrigo